INTERVIEW AVEC ERIC DE CHASSEY
Directeur de la Villa Médicis à Rome, historien de l’art et commissaire d’exposition, Eric de Chassey a pensé et conçu l’exposition Europunk, qui vient squatter à partir du mois d’octobre le Musée de la Musique. Une manière de redonner un crédit artistique à toute une culture visuelle spécifique qui s’est pourtant bâtie en totale opposition à l’art. Entretien.
Quand on connaît votre parcours, on ne s’attend pas forcément à vous voir vous intéresser à une esthétique comme celle du punk. Qu’est-ce qui vous passionne particulièrement dans ce mouvement ?
Indéniablement, le punk a produit quantité d’images et d’objets qui ont une densité et une qualité extrêmement fortes. Et qui ont exercé une influence importante et durable sur toute la production et la pensée artistiques des années 1980 jusqu’à nos jours. Sur moi aussi, d’ailleurs, puisque j’ai découvert des choses comme le collectif Bazooka quand j’étais adolescent, en même temps que je découvrais un peintre abstrait comme Barnett Newman. Il me semblait anormal que dans le monde des musées, on n’ait pas accordé à cette production visuelle, ni à cet esprit, toute la place qu’ils méritaient. C’est moins le cas en termes de supports éditoriaux, même si je trouve que l’on manque quand même de textes fondamentaux. Or, il s’agit là d’un mouvement artistique majeur, l’une des dernières avant-gardes du XXe siècle, dont le fonctionnement rappelle celui d’autres grandes avant-gardes – le futurisme, le dadaïsme… Avec cette différence que le punk a refusé de poser la question de l’art. Il ne l’a pas nié, il a dès le départ décidé que la question ne se posait pas. Selon moi, pour savoir si l’on a ou non affaire à de l’art, il faut répondre à deux questions : ce mouvement produit-il des objets qui retiennent l’attention, qui frappent par leurs qualités visuelles ou sonores ? y a-t-il – et c’est une question qui se pose depuis le modernisme – une intention de changer le monde à travers cette esthétique ? Le punk répond à ces deux critères. Il est un des grands mouvements qui a porté cette idée de transformer le monde, même s’il ne savait pas très bien dans quelle direction. Pour moi, un des meilleurs moyens de rendre leur efficacité à tous ces objets, qui sont aujourd’hui détournés et neutralisés par la publicité et la mode, est paradoxalement de les mettre au musée, de les recontextualiser, de les montrer tels qu’ils sont, avec leur force directe.
Pendant longtemps, j’ai pensé que s’intéresser au punk et à la peinture abstraite était une attitude un peu schizophrène. Et puis je me suis rendu compte que ça ne l’était finalement pas tant que cela. Quand, il y a quelques années, j’ai publié un premier texte d’histoire de l’art sur Bazooka et les Sex Pistols, beaucoup de gens m’ont suggéré d’en faire une exposition. J’ai longtemps refusé, parce que je voulais trouver un contexte qui soit juste. Et puis – et peut-être pazrce que j’éprouve parfois une certaine lassitude de voir tant d’artistes d’aujourd’hui se demander constamment s’ils ont le droit de faire des choses –, j’ai eu envie de mettre à l’honneur des jeunes gens qui ne passaient pas leur temps à se poser ce genre de questions. « J’ai envie de faire, donc je fais. » Pour moi, c’est quelque chose de politiquement exemplaire. Même si l’on peut trouver aujourd’hui – notamment sur Internet – des espaces où règne un état d’esprit similaire, je trouve que de manière générale, tout est devenu très codé, très formaté.
L’exposition s’intéresse en particulier à la « culture visuelle punk en Europe entre 1976 et 1980 ». Comment expliquez-vous la créativité de cette époque, de cette génération ?
On a du mal à imaginer aujourd’hui combien la société de l’époque était fermée, combien le contexte politique et social pouvait sembler bloqué. Parmi cette génération qui prenait acte de l’échec des utopies révolutionnaire de la précédente (celle de Mai 68), certains ont tout simplement décidé qu’ils pouvaient agir dans tous les domaines à la fois. C’est le cas du collectif Bazooka en France, ou des Sex Pistols en Angleterre. Bazooka était un groupe de graphistes très loin des conventions, qui créait des images en collaborant avec des journaux, des organismes artistiques, des partis politiques, quitte à les subvertir de l’intérieur. Quant aux Sex Pistols ils ont eu dès le départ une réflexion sur les questions visuelles, qu’il s’agisse des images de leurs pochettes ou de leur façon de s’habiller. On peut toujours dire que l’origine du groupe se situe dans le magasin de vêtements de Malcolm McLaren, que les Sex Pistols étaient une sorte de « boys band » créé par celui-ci, mais il y a à l’évidence plus que cela. Les Sex Pistols fonctionnent comme un groupe, un collectif d’artistes où les idées s’agrègent, vont dans la même direction.
C’est pour cette raison que je trouve intéressant d’isoler l’Europe des Etats-Unis. En Europe, les punks ne veulent pas faire de l’art, la question de l’anonymat est centrale. On est dans une sorte d’explosion finale des idées des avant-gardes modernes de Joseph Beuys par exemple, selon lequel tout le monde peut être un artiste. Les Américains, eux, se posent en permanence la question de l’art. Les chanteurs se prennent pour des poètes, les musiciens recherchent des cautions esthétique... Le punk européen présente également la particularité de se penser comme une contre-culture, plutôt que comme une sous-culture. La contre-culture, c’est vouloir tout changer. La sous-culture, demeure dans une niche.
Les groupes Bazooka et Sex Pistols cadrent parfaitement avec la chronologie de l’exposition, 1976-1980 correspondant peu ou prou à leur existence. Ces deux entités ont-elles selon vous une importance particulière ?
Pour moi, les Sex Pistols et Bazooka font figure de précurseurs. Ils n’ont pas la même histoire, mais ils initient un certain nombre de choses de manière similaire. Ce sont les seuls dont on voit les images circuler dans l’ensemble des productions de l’époque. Le groupe Theatre of Hate reprend des images de Bazooka, on les retrouve jusque dans des fanzines hollandais. Pour les Sex Pistols, c’est encore plus clair, si l’on songe à la postérité des lettrages façon « lettre anonyme » ...
L’ambition de cette exposition est-elle de redonner toute sa place à l’impact visuel d’un mouvement surtout connu pour son influence musicale ?
Faire de l’histoire de l’art, c'est s'intéresser avant tout à ce qui se passe aujourd'hui. Le jugement s'effectue par rapport à la situation actuelle. Il s'agit de montrer les vraies sources de choses que l'on retrouve dans tous les domaines de la création, de l'architecture au graphisme, en passant par la mode. Il s’agit aussi, c’est vrai, de lutter contre des préjugés. Un jour, une commissaire d’exposition m’a dit ne pas comprendre pourquoi je montrais des photocopies plutôt que des œuvres « originales ». Or, c’est justement-là la spécificité de ce mouvement dans lequel la notion d’original n’existe pas, où tous les objets sont dès le départ pensés pour être diffusés. Le punk court-circuite la production et la diffusion. Un objet comme le fanzine peut avoir été écrit à la main, en un seul exemplaire, il a tout de même été conçu pour être donné de la main à la main. Il y a là un refus des usages traditionnels de l’art. Par ailleurs, ne lier ces objets qu’à la musique, c’est une forme de fétichisme qui ne m’intéresse pas.
Un collectionneur qui possédait une affiche pour le Never Mind The Bollocks des Sex Pistols, réalisée par Jamie Reid, tachée du sang de Sid Vicious, n’a pas compris pourquoi j’avais préféré lui emprunter une version « normale » de l’affiche, qui était en meilleur état. Ce n’est pas leur dimension anecdotique qui m’intéresse dans ces objets. Le principe premier de l’exposition est justement de ne pas considérer ces objets comme des documents, mais comme des œuvres, dont le statut peut d’ailleurs être très variable. Cela va des petits flyers aux tee-shirts, des disques aux affiches, d’objets extrêmement rares à d’autres ayant connu une diffusion massive. Ensuite, la discussion est plus celle d'un travail de muséographe. Il y aura des sections thématiques et quelques références chronologiques qui seront placés dans la muséographie du musée sous la forme d'une fresque.
Cette exposition a été présenté jusqu’à présent dans des centres d’art (la Villa Médicis, le Mamco de Genève, le BPS22 à Charleroi) : comment l’avez-vous adaptée pour ce contexte nouveau, celui d’un musée de la musique ?
Cela a demandé un effort de contextualisation. Une grande chronologie des années 1970 sert de colonne vertébrale aux six sections des l’exposition, au cours de laquelle on pourra, justement, présenter cette fois des « documents » : des photos, des vidéos de l’époque, des entretiens avec des protagonistes ou des spécialistes du mouvement... Au sous-sol de l’exposition, un espace d’écoute et de projection permettra de diffuser à fort volume des documents qui rendent compte du séisme musical que le punk a pu représenter...Il y aura ayssi un esplace particulier en fin d'exposition : un espace pour jouer de la musique.
Propos recueilli par Laurent Catala