LES AS DU SAUTEREAU
L’INTÉGRALE DE L’ŒUVRE POUR CLAVECIN DE BACH, JOUÉE PAR LES MEILLEURS CLAVECINISTES SUR DES INSTRUMENTS ISSUS EN GRANDE PARTIE DE LA COLLECTION DU MUSÉE DE LA MUSIQUE. UN ÉVÉNEMENT.
Une vingtaine de clavecinistes réunis en autant de concerts pour parcourir plus de vingt heures de musique. Par-delà la simple comptabilité qui pourrait réduire l’expérience à des olympiades musicales, cette série est appelée à faire date. Non seulement elle permettra d’entendre sur une période limitée de dix jours l’intégrale de l’œuvre pour clavecin de Bach, mais elle convoque aussi ses meilleurs interprètes. Des aînés tels Bob van Asperen et Ton Koopman aux plus jeunes comme Aurélien Delage, Jean-Luc Ho et Jean Rondeau, les as du sautereau participent ainsi à un hommage collectif au grand compositeur.
La série commence le 11 mars pour s’achever le 21, jour anniversaire de la naissance de Bach. Instigateur de cette folie, le claveciniste Olivier Baumont a pensé l’inaugurer par les cahiers édités du temps de Bach, c’est-à-dire trois des quatre volumes de la Clavier-Übung (littéralement, « exercice pour clavier »), à savoir les Partitas, le Concerto italien et l’Ouverture à la française, ainsi que les Variations Goldberg. Le troisième volume, réservé à l’orgue, n’a évidemment pas sa place.
La distribution des récitals s’effectue selon les quatre axes qui régissent la musique pour clavier de Bach : les styles français (les suites) et italien (les concertos) que, comme ses contemporains, il se plaisait à vouloir mêler ; les compositions savamment construites selon les règles du contrepoint comme Le Clavier bien tempéré ou les Variations Goldberg ; et les pièces pédagogiques comme les Inventions et Sinfonias que tout apprenti claveciniste (et pianiste) a eu entre les doigts.
Le génie synthétique de Bach a cependant allègrement franchi ces barrières, n’oubliant jamais d’instruire en divertissant. Ne destinait-il pas ses redoutables Variations Goldberg « à l’intention des amateurs pour la récréation de leur esprit » ?
Quelques extraits musicaux
À gauche, clavecin Goujon/Swanen — À droite, clavecin J.-H. Hemsch © Cité de la musique
L’aventure révélera des pages moins connues que la Fantaisie chromatique et fugue ou les Toccatas, mais elle donnera aussi l’occasion de découvrir l’extraordinaire variété de la facture du clavecin grâce à des instruments historiques issus de collections particulières ou du riche Musée de la musique comme le Goujon/Swanen et le Hemsch.
Le premier se remarque par sa débauche d’or sur laque noire, ses vols d’oiseaux, ses bouquets d’arbres, ses pagodes et ses kimonos typiques de l’engouement européen pour les chinoiseries au milieu du XVIIIe siècle. Fabriqué par Jean-Claude Goujon, modifié en 1749 par un anonyme, puis en 1784 par Jacques Joachim Swanen, il compte soixante-et-une notes (cinq octaves), deux jeux de 8 pieds et un de 4 pieds, deux claviers, des genouillères destinées à des effets tels que le diminuendo et le jeu de « buffle » (une pièce de cuir actionne la corde).
Le second clavecin contraste par sa sobriété noire et or, qui n’empêche pas les fleurs de s’épanouir sur la table d’harmonie. Œuvre du facteur d’origine allemande Jean-Henri Hemsch installé à Paris, cet instrument de 1761 représente l’archétype français d’alors, sonore et lumineux : deux claviers, deux jeux de 8 pieds, un jeu de 4 pieds et un jeu de luth, cinq octaves.
Le réglage de chacun, le fameux tempérament qui régit l’accord, longtemps variable avant de devenir égal, participera aussi à la diversité musicale autant que la personnalité de chaque artiste. « Contrairement à ce que l’on croit trop souvent, le son du clavecin change au gré des interprètes, explique Olivier Baumont. Chaque claveciniste fait naître sa propre sonorité. » Aussi y a-t-il fort à parier que le même Ruckers/Taskin confié à Béatrice Martin, à Blandine Rannou, à Davitt Moroney et à Jean Rondeau présentera des couleurs et des articulations distinctes.
Un tel foisonnement de talents, un tel brassage de générations, une telle circulation d’instruments au service d’un répertoire inépuisable n’a donc rien d’une manifestation sportive. Il n’y aura pas de médaille et le vainqueur est déjà connu : il s’appelle Johann Sebastian Bach.
Philippe Venturini
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